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L’étudiant regarde son professeur, en arquant un sourcil sceptique :
— Je ne comprends pas pourquoi on critique autant le livre papier, monsieur.
L’enseignant repose la feuille de polymère qui bascule en mode veille au contact de son bureau.
— Eh bien, c’est une technologie sur le retour qui est en concurrence avec les transcopies classiques. Et puis, c’est nouveau alors…
D’un geste attentionné, l’élève exhibe l’ouvrage qu’il vient d’acheter, non sans fierté. La couverture est épaisse, ses doigts suivent les méandres des lettres d’or comme incrustées dans le cuir travaillé avec soin.
— Vous avez vu ces ornements, ces détails ? Rien de comparable avec un texte transcopié en format ebook. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi tout le monde critique autant le papier. C’est magique !
— Bah, les gens ont tellement l’habitude de lire sur une liseuse — il reprend sa feuille de plastique dont l’encre redevient visible — qu’ils ne sont pas prêts à franchir le pas vers le papier.
— Ouais, sans doute. L’inertie, le système…
L’étudiant ouvre la première page. Il se penche pour « humer » la cellulose transformée comme si elle recelait quelque propriété magique ou bien que la matière émettait un parfum.
— Et puis, il y a l’odeur… fit-il, tandis que l’enseignant consulte un message du secrétariat de la fac.
— L’odeur ?
— Oui, celle du papier.
Le professeur s’approche :
— Ah oui ? Tiens, c’est exact. Curieux comme phénomène.
Au même instant, une étudiante entre dans la salle de classe. Elle jette un sourire à son camarade.
— Ah, tu as un livre ? C’est la première fois que j’en vois. Tu me montres comment ça marche ?
— Ouep, tiens.
La jeune femme s’empare du trésor, glisse son doigt sur le papier et penche légèrement la tête, en répétant la manipulation consistant à écarter le pouce et l’index.
— Bah ? On peut pas changer la taille des caractères ?
— Non, ça se lit comme ça.
— Ah et pis on peut pas accéder à la bio complète de l’auteur.
— Sur la dernière page, il y a un résumé.
Elle retourne le bouquin, et manque de le faire tomber.
— C’est un peu lourd quand même… Ah, une courte biographie ! Bon, c’est… raide question infos données.
Sa bouche se tord en une moue expectative : elle soupèse l’ouvrage.
— Je me vois pas me balader avec ça dans mon sac. Honnêtement, je ne sais pas pourquoi on en fait tout un foin, le papier ne risque pas de bouleverser l’économie du livre.
— Bah, ce qui est neuf, c’est le retour à la source, le contact avec la page. Regarde, c’est quand même autre chose que la froideur d’une transcop sur une liseuse polymère. Tu sens la chaleur ?
Intriguée, sa camarade pose la main à plat sur une page :
— Y’a un système de chauffage inclus dans le filetage ? C’est quoi ? De la nanotech ? En tout cas, je sens rien…
— Non, c’est le contact… La chaleur du papier.
— Ouais… Si tu dois te taper vingt romans pendant tes vacances, tu dois te promener avec une lévi-palette qui te suit partout comme un toutou aussi ?
L’enseignant écoute l’échange avec intérêt, piqué par le débat naissant entre ses deux élèves.
— Et pis regarde, tu tournes la page, et hop tu as la suite. Il y a quelque chose dans ce geste, non ? reprend le garçon sans se décourager. C’est quand même génial quand on y pense, simple, fluide, pur… Il y a comme une musique, un rythme.
Il parcourt plusieurs pages pour appuyer ses dires. La fille s’assoit sur la chaise, un air amusé :
— Et tu peux prendre des notes ? Par exemple, sélectionner une citation, la transcopier pour y accéder quand tu en as besoin, n’importe où, n’importe quand ? La partager avec des potes ?
Son camarade ne se démonte pas. Il se penche, brandit un e-stylo connecté qu’il vient de sortir de son sac. Il applique la pointe sur le texte imprimé :
— Tu voies, ça marche aussi de cette manière. Mon stylo est relié à mon cloud perso.
— Ouais. N’empêche qu’on a jamais rien fait de mieux que la transcop, le livre papier, je n’y crois pas. Ça remettrait en question tout l’écosystème de l’édition Transcop. Des milliers d’emplois, de traducteurs, d’éditeurs, des codeurs, des auteurs, les plateformes de distrib…
— Hum, hum, fit alors l’enseignant que la jeune fille prend immédiatement à témoin.
— J’ai quand même raison non, le livre, ça ne peut pas marcher comme affaire. Les gens ne sont pas prêts. Ce marché ne décollera jamais. Et puis du papier… Et puis couper des arbres pour lire ?! Vraiment ?
— Pas besoin, c’est de la cellulose de synthèse.
Le vieil homme, professeur émérite de Lettres Classiques, se lève pour faire quelques pas dans l’allée. Arrivé près du plexiglas interactif, il s’arrête soudain.
— Je vous propose une petite expérience, tous les deux ? Vous voulez bien ?
Les étudiants se regardent.
— Oui. Bien sûr.
L’enseignant se caresse le menton. Son front se creuse tandis qu’il réfléchit à la mise en scène de son idée. Il fait demi-tour, en demeurant sur place.
— Prenez vos chaises, asseyez-vous face au mur du fond. Surtout, ne vous retournez pas. Fermez les yeux et… attendez.
Après une minute, la voix du professeur s’éclaircit puis il commence la lecture d’un timbre clair, à l’accent théâtral.
Les mots emplissent les jeunes esprits. Ils reconnaissent tous les deux le texte. Le garçon l’avait tenu en main instant auparavant. La fille l’avait étudié au cours de l’année scolaire, dans la version transcopiée d’origine. Elle sourit au moment ou le conteur dans leur dos aborde la scène où le couple se donne rendez-vous au sommet de la falaise en pleine tempête, alors que les flots se déchaînent, les visages éclairés par intermittence par le cône de lumière du phare. Son passage favori.
Celui de son camarade également.
La lecture se poursuit durant cinq bonnes minutes. Phrases et métaphores, se succèdent, éveillent des images. Font sourire. Ou pleurer.
Puis, la voix du professeur s’éteint.
— C’est toujours un régal cette histoire, dit alors la jeune fille.
— Ouais, j’adore ce texte.
Ils se retournent pour remercier leur enseignant pour ce moment. Il est assis sur le rebord de son bureau. Sa main gauche repose sur la couverture de cuir de l’édition imprimée et la droite sur la feuille de polymère.
— Ça vous a plu, n’est-ce pas ? Plein d’émotion dans ce récit.
— C’était génial, Monsieur.
— Bien, alors maintenant, voici ma question : lequel de vous deux peut me dire sur quel support je viens de lire l’extrait qui vous a tant ému ?
Stéphane Desienne